Un mythe prodigieusement répandu à propos du journalisme moderne est celui de l’“objectivité”. Allez savoir pourquoi, chez nous, toute personne qui écrit est censée être objective – c’est la première exigence de la société vis-à-vis des journalistes.
Or, si, en tant que lecteur, je veux me faire une idée objective des processus politiques en cours, je dois lire la chronique de Vitali Ivanov dans Vzgliad, puis celle de Leonid Radzikhovski et encore une douzaine d’autres dans différents journaux. C’est la confrontation de divers points de vue qui crée l’objectivité tant désirée. Elle se fabrique dans l’esprit de chacun ; personne ne peut vous l’apporter sur un plateau. Le fait de ne pas comprendre cela a transformé l’exigence, a priori juste et fondamentale, d’une “presse objective” en Russie en son exact contraire – un instrument répressif, un moyen de bannir toute liberté de pensée dans les médias. Dans la pratique, les journaux ne souhaitent pas avoir de problèmes avec le pouvoir, ils veulent éviter d’agacer leurs lecteurs ou leurs annonceurs, ce qui les empêche d’exprimer la moindre opinion tranchée. Dans ce contexte, “objectivité” signifie servilité, absence de conviction, d’intelligence, de sens, brassage d’air stérile. Les “faits objectifs” ne sont pas une absurdité, mais un euphémisme de fonctionnaire. Dès les années 1950, Roland Barthes, analysant la presse française, notait que le terme “Dieu” signifiait généralement “le gouvernement français”. Il en va de même en Russie. Lorsqu’un fonctionnaire parle de “faits objectifs”, cela veut dire “faits dans leur version approuvée par l’administration régionale”.
Ce glissement perfide qui fait que tout journaliste “doit d’abord être objectif” arrange tout le monde, ou presque : le pouvoir, le monde des affaires et le grand public. La notion d’objectivité s’est transformée en piège et l’exigence d’objectivité tourne à la parodie objectiviste. La plupart des journalistes, soumis à ce que l’on appelle les lois du marché, sont contraints de jouer le jeu et, afin de conférer à leurs articles des allures “objectives”, d’employer de lâches procédés du type “d’un côté…, mais, de l’autre…”. Non seulement ce jeu n’ajoute aucune objectivité, mais il vide souvent de son sens le travail du journaliste et désoriente le lecteur. De cette première grande illusion découle une seconde : l’idée naïve que le fait est un mètre-étalon, une unité de mesure de l’objectivité, l’élément fondamental sur lequel repose tout l’édifice du journalisme.
Pardon, mais, dans la société de l’information où nous vivons, tout journaliste débutant est capable de trouver, sur n’importe quel sujet, 200 faits bruts en faveur d’une thèse, et 200 autres contre, avec la même facilité. Le lecteur candide n’imagine pas que les faits ont pu être sélectionnés pour qu’on n’ait pas envie d’en connaître ni d’en chercher d’autres. Pour faire simple, la première chose, et la plus importante, que vous doivent (à vous, la société) les journalistes, c’est la vérité. Or la vérité, pas plus que la conscience, n’appartient à la catégorie des notions objectives. Cela n’empêche nullement tout un chacun d’affirmer qu’il a raison ou qu’il connaît le fond des choses. La vérité n’est pas la même selon chacun, mais, si on n’a pas le désir de porter sa propre vérité à la société, aucune vérité n’est alors possible. Aujourd’hui, seule la réputation, le professionnalisme, le talent de celui qui écrit peuvent être des gages d’intégrité et de crédibilité. “En Russie, seul un homme de talent peut écrire la vérité”, a dit un jour le poète et publiciste Konstantin Kedrov.
Paradoxalement, l’opinion personnelle de celui qui écrit, avec toute sa subjectivité, remplit mieux la fonction essentielle des médias : la communication. Qu’il soit ou non d’accord avec l’auteur, le lecteur est en effet obligé de réfléchir au problème évoqué. Dans le journalisme russe, ce qui m’inspire le plus confiance en tant que lecteur, ce ne sont pas les faits eux-mêmes mais le point de vue sur ces faits, l’analyse d’un regard original, les arguments personnels. C’est ainsi que le journalisme d’auteur, subjectif, est actuellement le plus objectif de tous. Et je ne peux me fonder que sur l’avis d’un journaliste qui ne cache pas sa subjectivité. La principale garantie d’indépendance de la presse est justement l’engagement de ses acteurs, les journalistes. S’ils assument leurs sympathies et antipathies, cela signifie au moins qu’ils sont honnêtes envers les lecteurs.
Source : www.courrierinternational.com - Vzgliad - Andreï Arkhangelski - 18.06.2009
Né en 1974, Andreï Arkhangelski est un chroniqueur assidu du quotidien en ligne Vzgliad. Il écrit aussi dans les pages culture de l’hebdomadaire Ogoniok. Cultivé, littéraire, adepte des phrases complexes, il considère que la liberté d’expression est le principal acquis de la démocratie
Lire la suite...