Longtemps, on gardera en mémoire ces papys cubains du Buena Vista Social Club, miracle d'une époque où la gloire instantanée ne profite pas toujours aux gamins ou produits formatés pour le marché. Ibrahim Ferrer était le chanteur à casquette de toile devant la caméra de Wim Wenders, dans le film Buena Vista Social Club, et avait depuis refait une étonnante carrière en solo – le temps le plus heureux de sa longue et cahoteuse vie d'artiste. Ces dernières semaines, il s'est notamment produit au festival Jazz in Marciac, dans le Gers, et au festival des Vieilles-Charrues à Carhaix, dans le Finistère, avant de rentrer mercredi dernier à La Havane, où il a été hospitalisé dès son arrivée. Il s'est éteint samedi, à l'âge de soixante-dix-huit ans, rejoignant ainsi d'autres compagnons du Buena Vista Social Club : le chanteur, guitariste et grand fumeur de cigares Compay Segundo, mort en juillet 2003 à l'âge de quatre-vingt-quinze ans, et le radieux pianiste Ruben Gonzalez, disparu à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, six mois plus tard.
La vie d'Ibrahim Ferrer commence le 20 février 1927 dans l'est de Cuba. C'est à Santiago, la grande ville de l'Oriente, qu'il devient musicien professionnel à l'âge de quatorze ans : orphelin de père et de mère, il doit subvenir seul à ses besoins. Sa spécialité, ce sont les boleros, ces chansons sentimentales qui sont à la culture cubaine ce que l'art des crooners est à l'Amérique du Nord. Peu à peu, il se fait un nom : il est embauché par l'Orquestra de Chepin-Chovin, puis par l'Orquestra Ritmo Oriental de l'immense Beny Moré (mort en 1963, le nom le plus populaire de la musique cubaine jusqu'à la carrière météorique de Polo Montanez, mort en 2002). A la fin des années 50, il entre dans le groupe Los Bacucos, qui va connaître une belle notoriété : concerts au Bolchoï de Moscou, à la Fête de L'Humanité en 1962... Sa voix feutrée et souriante vaut à son orchestre plus de succès qu'à lui-même. Les relations difficiles au sein du groupe, le sentiment d'avoir été souvent «trop gentil» font qu'en 1991, à soixante-quatre ans, Ibrahim Ferrer prend sa retraite, déçu et bien décidé à ne jamais plus chanter.
Il vit d'une petite pension qu'il arrondit en vendant des billets de loterie quand il est approché pour un projet surprenant. Un Américain, le guitariste Ry Cooder, rassemble des musiciens de la génération finissante pour retrouver les parfums du son cubano des années 50. Si Ibrahim Ferrer n'imagine pas qu'il entame une nouvelle carrière, il ne sera pas le seul surpris par l'ampleur du succès : sorti en 1997, le disque Buena Vista Social Club (avec sur la pochette Ibrahim Ferrer marchant dans une rue de La Havane) va se vendre à sept millions d'exemplaires dans le monde. Album et film sont des phénomènes qui bouleversent l'image internationale de Cuba et de sa culture, les journalistes étrangers se précipitent à La Havane voir sur place les papys du son et du bolero, le tourisme est relancé par une musique qui n'avait plus aucun succès dans l'île. Si au départ c'est Compay Segundo qui focalise le plus l'attention des Occidentaux, l'album Buena Vista Social Club Presents Ibrahim Ferrer atteint quand même un million et demi d'exemplaires !
Le chanteur quitte sa maison délabrée pour une jolie villa où il peut accueillir sa large famille, et ne cesse de tourner dans le monde entier. Après deux disques solo en 1999 et 2003, il préparait pour cet automne ou cet hiver un nouvel album de boleros classiques. Il se disait toutefois un peu déçu de ne pas avoir eu un tel succès à une époque où il jugeait sa voix meilleure. Ry Cooder, qui le comparait à un Nat King Cole cubain, affirmait quant à lui qu'Ibrahim Ferrer n'avait jamais mieux chanté que ces dernières années. La beauté de l'histoire est qu'il ait connu l'amertume de la vieillesse avant les fruits de la gloire.
Bertrand Dicale (
lefigaro.fr)
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