Thursday, August 04, 2005

Le Marocain déprime en rigolant (Fouad Laroui)

Sur un banc de la gare de Madrid, où j’attends un train qui n’arrive pas, la conversation s’engage avec mes voisins d’infortune. Celui qui parle le plus se trouve être marocain. Il sourit de toutes ses dents, partage son sandwich avec nous et raconte des blagues dont il est le premier à rire. Les deux autres bonshommes restent de marbre. Et pour cause : l’un est chilien et l’autre thaïlandais, et ils n’entendent pas l’arabe mâtiné de tamazight que manie Rachid (appelons-le Rachid). Je fais de mon mieux pour traduire en espagnol et en anglais, mais, décidément, la blague du fqih et du chameau borgne n’est drôle qu’en dialecte marocain.
Tout de même, il y a quelque chose qui me turlupine. N’ai-je pas lu ce matin même dans El País que le Maroc est classé au cinquantième rang du bonheur après le Chili et la Thaïlande ? Alors pourquoi Rachid se gondole-t-il en gare d’Atocha, alors que Pedro et Pongpol font grise mine ? Globeco, la revue française « d’études stratégiques » qui a trouvé les sujets de M6 plus tristes que ceux de Sa Majesté Bhumibol, se serait-elle emmêlé les statistiques ? Du coup, je décide de faire une contre-expertise. Voyons l’Asiatique.

« Everything all right, Pongpol ? »

Il me regarde d’un air torve. Non, rien n’est all right. Le crédit que lui a accordé la Krung Thai Bank pour ouvrir un restau à Madrid s’avère très onéreux, sa BMW est au garage, son appart’ sur la Castellana est trop grand et sa femme le ruine en parfums. Je me tourne vers le Chilien.

« Pedro, todo bien ? »

Todo pas bien du tout ! Ses vacances aux Seychelles tombent à l’eau (ha, ha), sa chaîne hi-fi est kaput, sa petite amie lui fait la tronche et le prix des cigarettes a encore augmenté. Je me tourne vers le Rifain rigolard qui anticipe ma question.

« Tout va très bien, mon frère. J’ai franchi le Détroit sous la bâche d’un camion. Je n’ai pas mangé pendant deux jours. Non, je ne connais personne ici. Je n’ai pas le sou. Pas de papiers, rien. Alors qu’est-ce qui peut m’arriver de pire ? Tout va bien. Demain, je vais chercher du travail. Dans un an, je serai riche. Inch’allah. »

Et il me tend quelques dattes et des graines de potiron grillées.

Finalement, le classement de Globeco a du bon : il suffit de le tenir à l’envers. Il y a fort à parier que le PDG norvégien surmené, effondré à l’arrière de sa Lexus-avec-chauffeur, en route vers l’infarctus ou la dépression, a moins d’occasions de rigoler que mon ami Rachid sur son banc public au pays de Cervantès…

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