La capitale économique du Maroc vient enfin de se doter d’une manifestation digne de son rang. Éclectique et populaire comme il se doit, la première édition a rassemblé du 16 au 23 juillet deux millions de personnes, soit le tiers des habitants de la ville !
L'horloge de la wilaya indique 21 heures. Les trottoirs de l'avenue Hassan-II sont noirs de monde. La circulation coupée. Un cortège officiel ? Non ! Une parade en ouverture du festival de Casablanca. Un genre plutôt inédit dans cette mégapole où l'on a longtemps craint que les rassemblements populaires ne tournent à l'émeute. L'ambiance est plutôt bon enfant en ce samedi soir. Transhumance, la parade nocturne tout en musique et en lumière imaginée par la compagnie Oposito, achève son parcours place Rachidi, dans le centre-ville. Menés par des dizaines d'artistes, les animaux factices (éléphants en métal, vaches et girafes en bois, oiseaux aux plumes illuminées) qui viennent de défiler devant 120 000 spectateurs éblouis disparaissent derrière un rideau de feu. La place Rachidi, où a été dressée l'une des trois scènes en plein air et en accès libre est déjà prise d'assaut. Les petits marchands ambulants de cigarettes et chewing-gums qui grouillent sur la place peuvent se frotter les mains. Ce soir, ils feront des affaires.
Sur l'immense plateau, cinq gais lurons, les Hoba Hoba (voir J.A./l'intelligent n° 2317). Pour l'occasion, Réda Allali, le meneur de ce « groupe fusion » né en 1998, et ses musiciens se sont mis sur leur trente et un. Tous en costumes aux couleurs psychédéliques. Leur premier morceau, « Bienvenue à Casa », s'avère un portrait cru et tendre de la cité blanche. Il y est question de « pollution », de foules qui passent la nuit devant les consulats en attente d'un hypothétique visa, de taxis fous qui slaloment dans les artères de la ville, de « pétasses qui passent et repassent devant les terrasses » et autres joyeusetés.
Non, Casablanca ville muse n'a pas inspiré seulement le cinéaste américain Curtiz (réalisateur du célèbre film), mais aussi les artistes locaux. « Casa, Casa, ya lwahch el meskoun alik n'ghani ou nbeki ou ngoul... » (« Casa, Casa, monstre hanté, c'est toi qui inspires mes chants, mes pleurs et mes mots) », chantent aussi les Darga, autre groupe fusion également au menu de cette première édition. Tout en faisant voyager à travers le monde, avec le reggaeman ivoirien Tiken Jah Fakoly, Wyclef Jean ou la star libanaise Elissa, la programmation musicale n'en fait pas moins la part belle aux artistes locaux, des mythiques Nass El Ghiwane à Jil Jilala en passant par Rouicha et Hajja Hamdaouia, sans oublier la relève.
Selon quels critères a été concoctée cette affiche pour le moins éclectique ? « On a commencé par oublier le bon goût officiel pour revenir à ce qu'aiment les gens, ce qui les fait danser, chanter chez eux, et nous avons porté ça dans la rue », explique Réda Allali, par ailleurs conseiller artistique musical de cette première édition. Nous avons voulu créer une ambiance conviviale dans une ville où les gens ne sont pas très à l'aise dehors. Et pour attirer les familles, il faut programmer Rouicha, Stati, Hajja Hamdaouia. »
Attirer les familles dans les rues d'une ville réputée peu sûre, d'autant plus que les attentats du 16 mai 2003 sont encore présents dans les mémoires, relevait du défi. Et il fut relevé haut la main puisque deux millions de spectateurs, soit un tiers des habitants de Casablanca, ont répondu présent à cette première édition, avec des pics du côté de la scène de Sidi Bernoussi. 170 000 fanatiques de raï se sont amassés devant le plateau dressé dans ce faubourg plus que modeste, à deux pas des banlieues miséreuses où ont grandi les kamikazes du 16 mai, pour s'y déchaîner sur les rythmes de Cheb Bilal.
Ne se limitant pas à la musique, le festival a accordé une place importante à l'art urbain et au cinéma. Outre le Lynx, une salle de quartier mythique, des écrans ont été installés dans deux lieux inattendus : la plage Lalla-Meryem, créant ainsi le premier « ciné-plage » du Maroc, et au parc de l'Hermitage, révélant combien ce jardin, récemment réhabilité par l'association La source du Lion, a encore cruellement besoin de verdure. Et si « développer l'esthétique et mettre en valeur certains lieux à travers l'art » est, selon Nawal Slaoui, commissaire des expositions, l'objet même de l'art urbain, les adeptes de cette discipline ne devraient pas manquer d'inspiration à Casablanca.
Pour sa première édition, le festival, qui ambitionne de faire de l'art urbain une de ses composantes phares, a choisi d'intervenir précisément sur le phare de la ville. Pourquoi cet ouvrage ? « D'abord, il se trouve à proximité de la cité d'el-Hank, un coin qui a été tabou pendant plusieurs années. Les Casablancais ont voulu occulter ce site parce qu'il se trouve à proximité du refuge où l'on isolait les lépreux et les fous. Ensuite, le phare est un monument magnifique dont les Casablancais se détournaient, et il fallait les amener à le regarder de nouveau », estime Nawal Slaoui. À cette fin, elle a commandé au plasticien Mohamed Abouelouakar une toile pour habiller la tour du phare (51 m) et a fait appel aux membres de l'association de quartier Manar el-Hank, qui ont peint à la main la base cylindrique du monument. Le but ? « Qu'au-delà de "voir" le phare, les promeneurs se mettent à le regarder et à entretenir la mémoire historique de la ville. Car si Casa existe, c'est grâce au port, et si le port existe, c'est grâce au phare », poursuit cette ancienne galeriste.
Autre volet de la discipline « Art urbain », une exposition photographique itinérante intitulée « Ana bidawi, ana bidawia » (« Je suis Casablancais, je suis Casablancaise »). Dans le cadre de ce projet, 300 photos réalisées par cinq artistes casablancais ont été exposées sur une cinquantaine de bus. « L'idée étant que ces photos circulent et soient vues par un maximum de personnes dans l'ensemble des quartiers et des banlieues », explique Nawal Slaoui. C'est ainsi que les Bidawas ont découvert sur les vitres des bus le Casa résolument urbain et quasi new-yorkais des clichés de Pascale de la Orden. Sur les images signées Maria Karim, c'est davantage une ville sans cesse en mouvement qui surgit. L'objectif de Saâd A. Tazi s'est, lui, attaché à sublimer la beauté graphique de Casablanca tandis que Khalil Nemmaoui et Lamia Naji ont cherché à montrer les émotions des cinq millions d'âmes qui la peuplent.
Dans un même esprit, « Portraits de Casablancais », l'une des nombreuses thématiques de la programmation cinématographique, fait le lien avec « Ana bidawi, ana bidawia », comme l'explique Ali Hajji, codirecteur délégué du festival. Ce panorama comporte six films disséquant notamment le Casablanca d'en haut (Marock, de Laïla Marrakchi), d'en bas (Ali Zaoua, de Nabil Ayouch, ou À Casablanca, les anges ne volent pas, de Mohamed Asli), voire même l'improbable mariage hollywoodien des deux dans Bandits, de Saïd Naciri. L'idée était de « montrer Casablanca aux Casablancais en tenant compte de la diversité et des problématiques différentes », explique Ali Hajji.
Tout le dilemme des programmateurs était d'attirer un public non seulement divers, qui va de « Madame Amrani et ses cinq enfants au gardien de parking », mais aussi réputé indomptable et enclin au débordement ! Préjugé que cette première édition aura eu, entre autres mérites, de faire taire.
MAROC - 30 août 2005- par Fadwa Miadi, Envoyée spéciale /Jeune Afrique l'intelligent
Se rafraîchir la mémoire
12 years ago
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