Cette incuriosité perdure. Le monde arabo-musulman reste l'endroit du monde où l'on traduit le moins de livres et où la recherche est quasi inexistante: «A l'heure actuelle, de nombreux pays asiatiques participent activement au développement scientifique, lequel n'est plus occidental, mais mondial. Hormis quelques enclaves occidentalisées et une poignée de chercheurs originaires du Moyen-Orient mais travaillant en Occident, la contribution de la région - telle qu'on peut la mesurer, par exemple, au nombre de publications dans des revues internationalement reconnues - fait pâle figure comparée à celle d'autres parties du monde non occidental ou, pis, comparée à son propre passé.»
L'apartheid sexiste constitue pour Bernard Lewis l'autre drame. Les rares émissaires envoyés dans les capitales européennes rapportaient il y a déjà plusieurs siècles leur choc devant les égards masculins pour ces femmes des cours royales non seulement visibles, mais ayant le droit de parler et de circuler. On oublie souvent que, pour l'Islam, la femme est non seulement inférieure à l'homme, mais aussi aux enfants mâles. Rappelant qu'en 1867 le progressiste turc Namik Kemal notait que le monde musulman était comme «un corps humain paralysé d'un côté», Bernard Lewis ajoute: «La relégation des femmes à un statut d'infériorité non seulement prive le monde musulman des talents et des énergies de la moitié de sa population, mais encore confie l'éducation, à un âge crucial, de l'autre moitié à des mères analphabètes et opprimées. Une telle éducation, dit-on, produit des individus arrogants ou soumis, en tout cas inaptes à la vie dans une société libre et ouverte.» Mais il reste optimiste, en rappelant qu'il n'y a pas si longtemps la charia reléguait dans la même sous-humanité les esclaves, les non-musulmans et les femmes: «Abolir l'esclavage relevait quasiment de l'inconcevable. Interdire ce que Dieu permet est un crime presque aussi grand que permettre ce qu'il interdit.» Or, ce que l'Islam a fait avec l'esclavage, il peut le faire avec les femmes.
«C'est le manque de liberté qui est à la base des maux dont souffre le monde musulman», assure Bernard Lewis, mais sans conclure. En 1976, quelques années avant la révolution iranienne, il avait pronostiqué l'actualité de deux voies possibles: le retour à l'origine des textes contre la modernité ou la révolution démocratique sur le modèle turc, qui témoigne, depuis près d'un siècle, que cela est possible mais lent et difficile, sa signification restant problématique: cette démocratie fragile, dépendant encore de l'éthique de son armée, constitue pour nombre de pays musulmans moins un modèle qu'une trahison.
Se rafraîchir la mémoire
12 years ago
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